Cantinflas, le torero du quotidien
Cantinflas « est » le peuple mexicain, c’est lui qui l’affirme dans une interview télévisée et il le confirme dans une cinquantaine de films, interprétant sous différentes formes des personnages de ce peuple qu’il dit représenter et qu’il représente effectivement. Il est le plus grand comédien qu’ait connu le Mexique et le plus acclamé dans cette partie du continent, certains l’ayant même comparé à Charlie Chaplin. Ses films couronnent « l’âge d’or », les années quarante du cinéma mexicain et son style, si particulier, s’est propagé à travers la pellicule dans toute l’Amérique Latine.
Tour à tour pompier, prêtre de village, torero, policier… les personnages qu’il a incarnés relèvent d’un même prototype, à quelques nuances près : un homme du peuple modeste qui se moque des travers de la société. Il y a ajouté ce phrasé très original qui fit sa popularité, une manière de parler d’aspect académique, au débit rapide, mais pleine d’incohérences et de digressions qui font se perdre son interlocuteur. Son style a donné naissance à un nouveau verbe enregistré dans le dictionnaire de l’Académie Royale de la Langue Espagnole : « cantinflear », comme synonyme de parler de manière incongrue pour ne rien exprimer.
Mais cantinflear est pour le peuple mexicain beaucoup plus qu’un simple verbe : c’est une stratégie de survie, une manière ingénieuse de se battre contre le pouvoir et d’en sortir gagnant, d’affronter la rudesse du quotidien et de s’échapper malicieusement par un coin du ring (Cantinflas s’essaya à la boxe dans son jeune âge) quand votre adversaire, plus puissant et robuste, est sur le point de vous écraser le visage d’un coup de poing.
C’est pour cette raison que Cantinflas se plonge au plus profond de la mexicanité. Il devient alors le héros que les masses applaudissent, le citoyen ordinaire qui, à travers la magie de l’humour, réussit à vaincre l’oppression du pouvoir, à mettre en valeur la force de la solidarité ou à faire en sorte que la jolie fille du quartier tombe amoureuse de lui, en utilisant ce verbiage qui ne veut rien dire mais qui confond ou séduit selon l’occasion.
Avec ses pantalons usés et tombants, son aspect négligé et sa chemise fripée, Cantinflas est la caricature du prolétaire mexicain mais c’est aussi un clin d’œil au villageois et au travailleur de n’importe quelle grosse ville latino-américaine dont la structure sociale et politique est similaire à la chaotique réalité mexicaine.
Cantinflas est le génie du verbe, c’est l’illettré qui prend le contrôle du langage comme il peut et c’est aussi une radiographie vive d’un pays. Selon Gregorio Luke, directeur exécutif du Musée d’Art latino-américain, « comprendre Cantinflas, c’est comprendre ce qui s’est passé au Mexique durant le siècle dernier ».
Données biographiques
Fortino Mario Alfonso Moreno Reyes, dit Cantinflas, est né à Mexico DF en août 1911, dans une famille pauvre. Il est le sixième enfant d’une fratrie nombreuse, dont 4 sont morts au moment de l’accouchement. « On était 14 », rappelle-t-il dans une interview télévisée. « On ne manquait de rien » répond-il avec une certaine fierté au journaliste qui lui demande de parler de son passé, « mais il n’y avait rien de trop non plus » ajoute-t-il ensuite avec cet humour qui le caractérise.
Avant de commencer sa vie professionnelle de comédien, il a exercé toutes sortes de métiers : cireur de chaussures, facteur, chauffeur de taxi, serveur, boxeur poids plume, torero comique, chanteur de tangos et danseur. En 1930, il se présente déjà dans divers spectacles itinérants et son prestige croît peu à peu. Cela lui permet de recevoir des invitations pour réaliser son numéro dans des théâtres populaires de plus en plus prestigieux. Après avoir tourné dans quelques films publicitaires, c’est sa prestation dans « Aguila o sol » qui lui amène la célébrité en 1937.
Parmi la cinquantaine de long-métrages que compte sa filmographie, on peut citer, pour reprendre quelques-uns des plus importants : « Ahí está el detalle » (1940), « El bolero de Raquel » (1956), « El padrecito » (1965) et tant d’autres qui furent des succès au box-office pas seulement au Mexique mais aussi dans toute l’Amérique Latine et même en Espagne. Son dernier film, « El barrendero » (Le balayeur), a été tourné en 1982.
Ses films furent doublés en anglais et en français, et même si son travail a été bien reçu par le public, ses jeux de mots, tellement particuliers, s’avéraient difficiles à traduire. C’est pourquoi son talent n’a pas vraiment réussi à percer les frontières de la langue. Cependant, aux États-Unis, on lui a rendu hommage en gravant son étoile sur la Promenade de la Gloire d’Hollywood. Il a reçu aussi en 1957 le Golden Globe du meilleur acteur pour son rôle de Passepartout dans le film de Michael Anderson « Le tour au monde en 80 jours » (aux côtés de David Niven dans le rôle de Philéas Fogg).
Il a eu durant sa vie une sensibilité sociale que la célébrité n’a pas effacée. Il a construit la « maison de l’acteur », il a soutenu un hôpital pour enfants et a fait de nombreuses et généreuses donations à de multiples causes et projets sociaux. Durant ses interventions publiques, il a toujours transmis un message social et humain qui plaidait, selon ses propres termes, pour un monde « moins rond mais plus humain et plus juste ». Il est mort à la suite d’un cancer du poumon le 20 avril 1993. Des milliers de personnes se sont réunies pour ses funérailles et cet adieu a donné lieu à un deuil national qui a duré trois jours.